En janvier est sorti Les Enfants d’ailleurs au sein de la nouvelle collection Punaise chez Dupuis. Félicité Bonaventure, votre précédent album était sorti chez Soleil dans le cadre du projet avorté Eden5. Que de chemin parcouru ! Pouvez-vous nous en dire plus sur ce qui s’est passé entre ces deux publications ?
Bannister : Félicité Bonaventure (FB) est sorti fin mai 2004, le mois de septembre suivant, nous apprenions officieusement que le tome 2 ne se ferait pas. Nous n’avons eu aucune nouvelle de notre éditeur depuis, ni par mail, ni par téléphone. Au moment où nous avons appris la nouvelle, nous en étions à la 20ème page finalisée du tome 2. Comme nous savions que nous ne serions jamais payés pour ce travail, nous avons immédiatement rebondi sur un nouveau projet pour le présenter dans une autre maison. Nous l’avons présenté à Dupuis, qui avait toujours été notre premier choix, bien avant FB. Ils ont mis du temps à répondre, délai de lecture, restructuration interne, et un beau jour, Denis Lapière nous a contactés en nous proposant de faire partie de sa nouvelle collection pour enfants. Nous avons donc commencé à travailler sur Les Enfants d’ailleurs (LEDA) au moment où Dupuis commençait à travailler concrètement sur la collection, c’est à dire un peu plus d’un an avant son lancement.
Nykko : Avant Denis Lapière et Laurence Van Tricht, il y a eu Benoît Fripiat qui s’était intéressé à notre projet toujours pour les éditions Dupuis. C’est lors de notre rencontre au festival de St Malo 2005 qu’il m’a parlé de la nouvelle collection que Denis et Laurence était en train de monter. Au départ, j’étais très réticent car l’âge du lecteur visé ne me paraissait pas du tout adéquat. Mais Denis, qui est avant tout un scénariste, a parfaitement su me convaincre quand il m’a assuré qu’on pourrait aborder tous les thèmes. N’ayant aucune concession à faire sur notre projet de départ, nous étions plus qu’heureux de signer chez Punaise. Il ne nous a pas fallu longtemps pour reprendre confiance et commencer à oublier le piteux échec d’Eden5.
àŠtre publié dans une collection nouvelle, en essuyant les plâtres, change-t-il quelque chose pour vous ?
Bannister : Absolument rien. Nous leur avons bien spécifié que le public que nous visions était à la limite de l’âge visé par la collection, mais ça ne leur a pas posé de problème. Le livre imprimé est celui que nous voulions, nous n’avons pas fait de compromis, à part sur la pagination. Nykko avait prévu d’en faire un 5 X 54 pages, nous sommes tombés d’accord sur 9 X 44 pages. Le gros avantage de faire partie de cette collection, et mieux, d’être dans la première fournée, nous a permis de profiter de la grosse promotion de lancement que Dupuis a faite. C’est un plus indéniable pour la visibilité au niveau du public et de la presse.
Nykko : Aujourd’hui, je pense que c’est une chance pour nous d’être publiés chez Punaise car, comme je l’ai déjà dit, Denis est un scénariste reconnu et en tant que tel apporte une caution certaine à la collection. A nous d’en être digne !
C’est amusant, mais au niveau du format, Félicité est sorti en grand format à 12,50€, alors que les enfants d’ailleurs sort dans un format encore plus petit que celui à 9,50€ ! Le format d’un album est-il important pour servir une histoire ? Si vous aviez le choix d’un format pour vos livres, lequel serait-il ?
Bannister : Dans ce cas précis, le format a été choisi en fonction du lectorat. Un livre plus petit, plus maniable, moins lourd, plus costaud, pour les enfants. L’histoire n’a rien à voir dans le choix du format. J’aime les petits formats car ils sont flatteurs pour le dessin, ils gomment les petites erreurs. Un grand format peut être intéressant, encore faut-il que cela soit justifié. A mon goût, beaucoup de séries ne méritent pas un album à 13 euros ; un format plus petit permettrait de ne pas ruiner le lecteur tout en conservant un confort de lecture. Bien sûr, pour des séries graphiquement imposantes, le grand format est de rigueur. Personnellement, un petit format me convient très bien, n’ayant pas les capacités artistiques à remplir un grand album.
Nykko : Il serait temps que les éditeurs s’amusent avec les formats. L’expérience avortée de Futuro 32 me laisse quand même espérer que les choses pourraient changer dans un proche avenir. Avant de signer chez Dupuis, nous avions commencé un graphic novel sciemment conçu pour être édité dans un petit format style B6. Banni a su immédiatement s’adapter à un tel format qui lui permet de travailler plus vite sans faire de concessions sur la qualité de son dessin. Malheureusement, seuls des éditeurs américains s’y étaient intéressés. Mais il se pourrait que cela change et que ce soit finalement un éditeur français qui tente l’aventure.
Les Enfants d’ailleurs devrait sortir à un rythme de parution plus élevé que d’habitude. Est-ce que cette spécificité était dès le départ prévue pour cette aventure ? Sinon pensez-vous que dans le contexte actuel de la bande dessinée, ce soit un paramètre important ?
Bannister : Effectivement, nous allons sortir 3 albums en 18 mois, ce fut un choix dès le départ. A cet âge-là , les enfants grandissent vite, il faut donc leur offrir l’opportunité de ne pas les frustrer en les faisant attendre plus d’un an entre chaque livre, sinon ils vont décrocher de la série. Chose que le manga arrive très bien à faire. Nous n’aurons jamais son potentiel addictif, mais nous sommes dans une période où il faut montrer au jeune lectorat que la BD franco-belge peut aussi être réactive et dynamique en termes de planning de sortie.
Nykko : L’expérience de Félicité Bonaventure a été particulièrement frustrante. Des 9 épisodes prévus (correspondant aux 9 mois de grossesse de l’héroïne) nous n’avons pu proposer que le premier. C’est dur de garder pour soi une histoire qu’on a patiemment préparée pour qu’elle soit lue par d’autres. Je crois qu’inconsciemment, nous avons besoin d’exorciser l’avortement de cette série. Mai 2008 marquera à la fois la fin du premier cycle de notre nouvelle série et la fin d’un pénible ressentiment envers Soleil.
Ce qui frappe en feuilletant l’album, c’est le mélange des styles. C’était déjà marqué avec Félicité Bonaventure, et on le retrouve ici en mieux avec des traits de vitesses, des expressions de visage exacerbées qui collent bien avec le découpage très franco-belge. Un choix naturel ?
Bannister : Tout à fait. Comme tous les gens de mon âge, j’ai grandi en mélangeant Spirou, Spiderman et Dragon Ball au petit déjeuner. Il est donc naturel que tout ceci ressorte un jour. J’ai eu une période très manga dans les années 90, mais je suis revenu aux sources depuis. Je prends ce qui me convient le mieux dans le manga et le comics pour raconter mes histoires, tout en conservant un graphisme européen auquel je suis très attaché. Disons que c’est du 75% franco-belge, 25% manga/comics. Tout est bon pour raconter une histoire de la meilleure manière possible, si les autres ont des codes plus efficaces que nous pour le faire, pourquoi ne pas les utiliser ? Avec modération bien sûr, pour ne pas tomber dans le systématisme vide de sens et l’effet mode.
On constate sur le fond que la base de l’histoire est manichéenne à savoir la dualité lumière/ténèbres, tant sur le fond que la forme (les planches du monde inconnu sont graphiquement les plus sombres de tout le livre). Est-ce le postulat sur lequel tu souhaitais développer ton scénario ?
Nykko : Je tenais à tout prix à ce que ce premier tome exprime le sentiment premier qui étreint chacun d’entre nous face à l’inconnu : la peur. On a peur de ce qu’on ne connaît pas et on en fait toujours une représentation exagérément sombre. C’est l’exploration de cet inconnu qui va permettre peu à peu de changer la tendance et de briser un certain manichéisme. Si le premier tome est plutôt sombre, c’est moins le cas pour la suite. Dans ce premier cycle, nos personnages n’ont qu’un but, quitter au plus vite ce monde qui les effraie. Mais au fur et à mesure de leur fuite, ils vont apprendre à maîtriser leurs peurs et les évènements. Ils briseront leur carcan éducatif et familial et s’ouvriront à de nouvelles cultures. Bien entendu, comme tout récit du genre, le combat entre le bien et le mal pourra sembler encore très cliché. Cependant, certaines révélations comme l’origine des ombres et de leur maître ainsi que la responsabilité du Père Gab dans les évènements tragiques qui déséquilibrent l’Autre Monde briseront certains clichés. Et puis, cette série est avant tout une histoire humaine mettant en scène des enfants qui vont apprendre à se débrouiller sans leurs parents et même s’en affranchir. Plus que la guerre entre le bien et le mal, je souhaite décrire l’évolution de ces enfants au contexte familial bien différent. Le récit n’aurait plus aucun intérêt si je devais les formater dans un manichéisme typé BD jeunesse.
L’histoire va être découpée en trois cycles de trois albums, peux-tu nous en dire plus sur ce choix ? Seront-ils autonomes ou bien liés par un fil rouge ?
Nykko : L’idée de faire trois cycles c’est avant tout pour offrir au lecteur une vraie fin tous les 3 albums. Pas question de tirer sur la corde du mystère et des non réponses. Cependant, l’histoire ne peut être considérée comme complète qu’avec les trois cycles. Le premier cycle met en scène les enfants qui ne cherchent qu’à fuir un monde inconnu et dangereux. Dans le deuxième cycle, ils retournent sciemment dans cet autre monde pour une raison que je ne peux pas dévoiler aujourd’hui. Le troisième cycle, quant à lui, apportera des réponses à tous les mystères et mettra en scène des enfants volontaires qui auront bien changé après avoir vécu d’incroyables expériences, certaines pouvant être tragiques.
On peut lire dans diverses chroniques sur Internet, que le principal reproche fait à votre livre est sa violence inappropriée pour la tranche d’âge (dès 6 ans) ciblée par la collection. Qu’en pensez-vous ?
Bannister : La violence dans LEDA n’est jamais gratuite et n’est pas montrée frontalement. Quand nous sommes arrivés dans cette collection, on nous a dit qu’on pouvait parler de tout (sauf de sexe) à partir du moment où c’est justifié et bien amené dans le récit. C’est ce que nous essayons de faire. Nous ne voulons pas faire un livre exempt de toute violence ou émotion quelconque, ça serait vraiment prendre les enfants pour plus bêtes qu’ils ne sont. Les enfants s’identifient toujours à une tranche d’âge supérieure, c’est pour ça que pour les parents l’histoire pourrait paraître peu appropriée, or c’est tout l’inverse. Il faut réussir à se rappeler de ce que l’ont lisait quand on était mômes, beaucoup d’adultes ont oubliés qu’ils ont grandi en consultant des ouvrages qui n’étaient pas forcément de leur âge. Je ne suis pas inquiet pour la violence dans LEDA, ni pour le reste. Je pense que Nykko est en train d’écrire le genre d’histoire dont les lecteurs se souviendront dans 10 ou 20 ans comme un vrai plaisir ou un choc de lecture. Nous avons tous eu une lecture de jeunesse qui a laissé des traces.
Nykko : J’ai deux enfants et je me sens très concerné par la violence représentée dans les différents médias. Cependant, cette violence, si elle est souvent exacerbée, esthétisée, n’en est pas moins réelle. La vie de tous les jours est violente. Il est pour moi impensable de mentir aux enfants et de leur faire croire qu’ils vont grandir dans un monde de bisounours. Maintenant, il est aussi bon de relativiser et LEDA est avant tout une histoire d’aventure avec ses joies et ses peines. Nos lecteurs de 6 ans ont vu Harry Potter au cinéma. Ils nous avouent avoir eu peur parfois mais s’en délectent rien qu’en nous en parlant. Si notre série fait peur et comportent quelques scènes un peu dures, c’est en parfaite adéquation avec l’âge de nos lecteurs. Je tiens à ce qu’ils frissonnent, rient, pleurent. Que les destins de nos personnages les tiennent en haleine. A ce jour, aucun enfant ni parent ne nous a reproché d’avoir écrit un récit violent. Pourtant, je dois avouer qu’au départ, je me sentais gêné pour les lecteurs de 6/7 ans. Mais j’ai pleine confiance en Denis et Laurence qui surveillent notre travail. Et puis, mon fils ainé qui va avoir 7 ans est mon premier lecteur critique.
Au fond, n’est-ce pas un peu frustrant de lire des avis basés sur le contexte d’une collection plutôt que l’œuvre en elle-même ?
Bannister : Le temps fera son boulot. Quand les gens pourront lire ne serait-ce que le premier cycle dans sa totalité, l’effet collection ne jouera plus, l’histoire sera prise en compte pour ce qu’elle est.
Nykko : C’est frustrant tout court de lire des avis. Ma résolution pour 2007 est de ne plus les lire.
Vous avez pu rencontrer notamment votre public lors de la dernière édition du festival d’Angoulême, quel a été leur accueil ? Y avait-il beaucoup d’enfants ou étaient–ils ailleurs (pardon) ?
Bannister : Eh bien… Pour le coup, je dirais qu’ils étaient ailleurs… Mais c’est normal, c’était le lancement de la collection et le public ne connaissait pas vraiment la série. Il faut le temps de poser les choses. De plus, le prix d’entrée prohibitif du festival cette année a dû refroidir pas mal de familles à mon avis. Malgré tout, les ventes ont été bonnes et les gens ont pu découvrir la série.
Nykko : Le Salon du Livre de Paris nous a permis de mieux connaitre nos lecteurs. Ils ont entre 7 et 50 ans. Belle tranche d’âge, non !?
Les Enfants d’ailleurs é Dupuis, 2007.
Les Enfants d’ailleurs de Nykko et Bannister aux éditions Dupuis. 1 tome paru – 48 pages – 9,50€