Depuis le départ des hommes, les animaux de basse-cour se sont faits citoyens, transformant le château de leurs maîtres en République. Manque de pot, l’imposant taureau-président Silvio a pris ses aises avec le pouvoir, accablant ses compatriotes de tâches difficiles, voire impossibles, réprimant ses opposants et consolidant son régime par la terreur grâce à l’appui d’une milice de toutous aux ordres. Certaines bêtes sont pourtant loin de s’accommoder de cette situation despotique, à commencer par l’oie Marguerite et Miss Bengalore, mère célibataire de deux petits chatons…
En faisant écho à la Ferme des animaux de George Orwell, publiée en 1945, Xavier Dorison imagine à son tour une révolte face à un pouvoir dictatorial. Fatigués d’être affamés, rationnés et exploités à l’envi pendant que Silvio et sa suite se goinfrent, plusieurs animaux emmenés par Marguerite entreprennent d’ouvrir grand les portes du garde-manger, quitte à faire couler le sang. Hélas, à ce jeu-là , les limiers aux mâchoires puissantes ne peuvent pas perdre…
Mais à la différence de l’apologue d’Orwell, ce Château s’intéresse surtout aux moyens de renverser un pouvoir tyrannique de manière pacifique, sans haine ni colère. La première révolte des animaux a peut-être fini dans le sang et l’effroi, elle a surtout ouvert la voie à un mouvement de désobéissance non-violent, bien plus décisif, en partie inspiré par les histoires d’un vénérable rat des champs, voyageant de ferme en ferme pour raconter la lutte de Gandhi, dont la résistance a fait plier l’un des plus puissants empires.
C’est sans doute pour alléger ce propos assez costaud que Dorison et Delep ont opté pour le récit animalier à l’humour revigorant, propice aux quiproquos. Les animaux sont un prétexte, puisque Silvio le taureau dictateur n’a rien à envier à ses homologues humains, maniant à la perfection la démagogie et les appels à l’union en jouant sur les peurs d’une menace extérieure. En dépit de quelques scènes d’une violence extrême – genre boyaux apparents, cadavres sanguinolents –, le parti-pris animalier permet de désamorcer assez vite les tensions, laissant même une impression de légèreté, que l’on retrouve par ailleurs dans les nombreux petits textes complémentaires, uniquement disponibles dans la version « gazette » de ce premier tome.
Car avant de paraître au format cartonné, Le Château des animaux a été prépublié sous forme de trois journaux de 24 pages, enrichis d’articles de presse, d’autres imitant horoscopes et annonces diverses. L’occasion d’adapter cette fable à tous les budgets, puisque les trois gazettes reviennent à une dizaine d’euros, l’album « classique » à 16 €, tandis qu’une version luxe grimpe à 40 €.
Vu le rythme de parution chaotique des journaux, on imagine que Félix Delep, dessinateur de 26 ans dont c’est le premier album, s’est mis beaucoup de pression pour réaliser ce premier tome, expérimentant diverses façons de fabriquer ses planches, passant en cours de route d’un encrage au pinceau à la tablette graphique. D’où près d’une année de retard sur ce qui était initialement prévu. Dans l’idée de gagner du temps, le prochain tome devrait être exclusivement réalisé en numérique.
À cette occasion, nul doute que les auteurs procéderont à quelques réglages côté typographie, dont le corps varie énormément suivant les bulles. Si ces écarts passent crème sur les très grandes planches des trois journaux, c’est moins le cas format album, où certains textes sont riquiqui, notamment lors de l’exposé du rat des champs. Si vous êtes du genre à souffrir des textes trop petits, préférez vraiment le format gazette pour l’instant – on y apprécie d’autant mieux la prestation du dessinateur.
« C’est à ceux qui nous ont montré qu’il existait une voie étroite, dangereuse, incertaine, mais bien réelle vers un monde meilleur que cette fable espère rendre un modeste hommage », explique Xavier Dorison en avant-propos. Certains trouveront ce discours peut-être naïf, dans un 21e siècle où les révolutions finissent souvent dans le sang, comme en Ukraine, en Syrie ou en Libye, mais ce serait oublier la révolution tunisienne ayant mené à la chute de Ben Ali… En cette période où beaucoup se repaissent des violences et des haines, Le Château des animaux agit comme un baume salutaire.
P.G.
La Gazette du Château n° 1 à n° 3,
24 pages chacune,
3,50 € chacune,
dispo.
Le Château des animaux #1,
Miss Bengalore,
Félix Delep, Xavier Dorison,
Casterman,
72 pages,
15,95 €,
18 septembre 2019.
Le Château des animaux #1,
Miss Bengalore,
version luxe,
limitée à 1500 ex.,
80 pages,
39 €,
18 septembre 2019.
Images é Casterman, Delep, Dorison.