Occupé à rêvasser plutôt qu’à pêcher ou chasser, Penss n’est pas bien vu des autres membres de sa tribu préhistorique. Certains le prennent pour un gentil rêveur, d’autres pour un profiteur ingrat. Faut dire que les us et coutumes des hommes et femmes des cavernes l’intéressent moins que la façon dont fonctionne le monde, des cailloux aux étoiles, des racines aux fruits et aux baies…
“Après La Saga de Grimr, je voulais creuser un peu plus ce rapport charnel à la grande nature, à cette force qui traverse les montagnes, les arbres, les animaux… Celle-là même que ressentait Grimr lorsqu’il percevait les volcans, confie l’auteur dans un entretien aux éditions Delcourt. Certains appellent ça le vitalisme. Pour Spinoza, c’est le conatus que l’on pourrait résumer comme « l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». Là où Grimr était dans une colère croissante, Penss se métamorphose littéralement tout au long de l’album, en découvrant cette fameuse force en action. D’abord il l’admire, puis l’affronte, veut la tordre, la détourner pour son usage avant de comprendre qu’il est lui-même agit par cette force et qu’il vaut mieux se laisser porter par elle…



Comme dans La Saga Grimr (Fauve d’Or 2018 du meilleur album au festival d’Angoulême), Jérémie Moreau accorde beaucoup d’importance aux minéraux, aux végétaux, mais aussi aux fluides du monde plein de plis que Penss aime tant contempler. À ses risques et périls ! Car si la nature est belle en toute circonstance, même lorsque ses arbres sont décharnés et que ses grands décors paraissent morts, elle est aussi sans concession avec le vivant, créant des conditions mortelles pour qui ne s’est pas bien préparé à affronter le froid et la faim. Penss et sa vieille maman rabougrie en feront l’amère expérience, au cours d’une scène charnière à partir de laquelle plus rien ne sera jamais comme avant.

Si Penss va beaucoup perdre par son manque de lucidité, il va aussi beaucoup gagner grâce à son sens de l’observation et son envie de comprendre le monde dans lequel il évolue. En s’intéressant aux racines, aux graines, le rêveur va chercher à domestiquer cette flore, dans ce qui ressemble à une expérimentation de l’agriculture, des milliers d’années avant l’heure. Mais comment concilier ce temps long et cette nécessaire patience à l’urgence de vivre et de survivre face aux éléments, à l’adversité et à certaines autres tribus ?






Temps long d’un côté, immédiateté de l’autre, Jérémie Moreau joue des contrastes pas seulement dans son scénario, mais aussi sur ses planches, en confrontant de toutes petites cases à d’autres extrêmement vastes, en jouant sans arrêt sur l’immense et le minuscule, l’important et le dérisoire, le mouvement et l’immobilisme. Avec leur petit look à la Tezuka, les personnages cohabitent à merveille dans ces grandioses espaces minéraux et végétaux mis en couleurs à l’aquarelle.

Des espaces où Penss va pourtant se retrouver à l’étroit, rattrapé par le rythme des saisons, pris de court par certains évènements, contraint d’évoluer au gré des semaines et mois qui passent, à l’image des graines plantées dans son jardin. Autant de questions, de réponses, de dilemmes au cœur de ce conte philosophique d’une classe et d’une puissance folles, où Jérémie Moreau donne autant à lire qu’à réfléchir. Et surtout à contempler, au point qu’on finit même par s’amuser à dénicher où se cachent dans la nature les fameux plis et replis du monde !
P.G.

Penss et les plis du monde,
Jérémie Moreau,
Delcourt,
232 pages,
25,95 €,
25 septembre 2019.
Images é Delcourt, Moreau.